Exhiber les corps noirs et faire taire les vivants
Brett Bailey peut
être rassuré. Responsables politiques, institutions culturelles et même des
associations antiracistes convenables se bousculent pour dire tout le bien
qu’ils pensent de lui et d’Exhibit B. Mais Brett Bailey peut aussi être
inquiet, la colère monte chez les afro-descendants et chez certains
antiracistes contre cette exposition. Il y a déjà 20000 signataires pour la
déprogrammation de son spectacle[i] et entre
jeudi et dimanche, plusieurs centaines de personnes pour la plupart noir-e-s,
ont manifesté à chaque représentation devant le théâtre, en ayant même réussi
le premier soir à annuler le spectacle.
Recréer des zoos
humains pour dénoncer le racisme ?
Exhibit B est
une « installation-performance qui met en scène en douze tableaux vivants »,
des acteurs noirs, immobiles et muets, dans diverses positions dégradantes,
certains attachés, enchainés, d’autres seins nus. Brett Bailey prétends qu’en
reproduisant la mise en scène des zoos humains racistes avec des acteurs noirs,
il se produit « un retournement de l’expérience»[ii] et qu’Exhibit B atteint son but qui est
de dénoncer le racisme dont ont été et sont encore victimes les Noirs. Une
telle démarche de sublimation des violences racistes est donc forcément ambigüe
et il ne faut pas s’étonner, que certains, même sans avoir vu l’installation
aient de sérieux doutes sur la portée du message.
« Taisez-vous,
payez votre obole et venez communier avec nous ! »
Mais pour Mr
Jean Bellorini et José Manuel Gonçalvès, directeurs respectifs du théâtre
Gérard Philippe et du 104, les 2 lieux où a lieu la performance, « on ne peut
pas juger d’une œuvre sans l’avoir vu »[iii].
C’est évidemment faux. Mais ils ne veulent rien savoir et refusent tout débat contradictoire
avec les opposants. L’objectif est de
faire taire et de délégitimer par avance celles et ceux qui pensent que
ce « spectacle » au lieu de combattre le racisme y contribue.
Taisez-vous, payez votre obole et venez communiez avec nous pour ressentir cette
« émotion propre à la force de ce spectacle vivant»[iv]
nous disent-ils. Amen !
Bien sûr, pour
juger des qualités purement esthétiques du spectacle, il est nécessaire d’avoir
vu l’installation. Mais pour juger
du discours politique véhiculé par Exhibit B, nous avons suffisamment de
témoignages d’acteurs noirs de Exhibit B, de spectateurs, ainsi que d’interviews
de Brett Bailey lui-même, et de photos de l’exposition pour nous faire un avis
précis. Mais tout cela, ils le savent bien évidemment comme ils doivent aussi savoir
que l’esthétique et le politique sont intimement liés dans une œuvre d’art et
qu’on ne peut trouver belle une œuvre qu’on juge raciste.
Un antiracisme
paternaliste et compassionnel
Une chose est sure,
la multiplication des arguments malhonnêtes, la violence des accusations
portées contre celles et ceux qui se mobilisent contre cette performance en dit
beaucoup sur certains défenseurs d’Exhibit B. Quand Mme Hidalgo, la maire de
Paris à propos des opposants parle d’ «obscurantisme»[v],
quand Mme Fleur Pellerin, la ministre de la culture, parle d’ «amalgames»
et d’ «intolérance »[vi], quand la
Licra, le Mrap et la Ldh, disent qu’on fait « un procès d’intention à
l’artiste au motif qu’il est blanc »[vii],
ils mettent à nu leur antiracisme frelaté en cherchant à écraser et à délégitimer
les révoltes de nombreux-ses racisé-e-s qui se sentent humilié-e-s,
chosifié-e-s et méprisé-e-s par Exhibit B. On attendrait d’eux au moins un peu
de pudeur !
Mais ils sont
probablement trop imprégnés par la noblesse de leur cause pour se rendre compte
qu’ils finissent par composer eux-mêmes à nos yeux autant de tableaux vivants
d’une installation-performance mettant à nu leur propre antiracisme
paternaliste et compassionnel.
Pour éviter tout
faux procès, personne ne conteste à Brett Bailey, le droit parce qu’il est
blanc, de dénoncer le racisme. Le prétendre comme le font la Licra, le Mrap, et
la Ldh, c’est reprendre à son compte les discours détestables et éculés sur un
prétendu racisme anti-blanc, argument utilisé jusqu’à l’écœurement par ceux qui
veulent relativiser le racisme, voir couvrir leur propre racisme.
Non, ce qui est
reproché à Brett Bailey ce n’est pas d’être blanc mais de prétendre à une position de
neutralité, lui l’artiste blanc faisant travailler des figurants noirs, dans
une exposition censée démonter les ressorts racistes de la société.
Qu’il le veuille
ou non, il ne parle pas de la même position qu’un-e racisé-e qui dénonce le racisme. Brett Bailey en refusant d’admettre
cela, prétends pouvoir ressentir et expérimenter le racisme de la même manière
que nous, ce qui revient à vouloir
s’approprier notre subjectivité et à vouloir déterminer à notre place les
chemins de notre émancipation. Au
final, ce paternalisme antiraciste, au lieu de déconstruire les préjugés
racistes les redouble et les alimente.
Bref, il ne
s’agit pas comme l’affirme Jean Louis Anselle avec une évidente mauvaise foi, de
« revendiquer le monopole de la représentation des « Noirs » par
un Noir et l’illégitimité d’un Blanc à le faire »[viii].
Mais de critiquer la manière dont le fait Brett Bailey, sans s’interroger simultanément
sur ce que ça veut dire qu’être un artiste blanc faisant travailler des
figurants noirs et plus généralement sur ce qu’est être blanc dans cette société.
Une œuvre
antiraciste peut être raciste
Brett Bailey et
ses défenseurs cherchent à s’en tirer à bon compte en prétendant que finalement
seule l’intention compte quand il est question d’antiracisme et qu’ici
précisément, on ne peut accuser ce spectacle d’être raciste puisque que
l’intention antiraciste est clairement affichée. Sauf que l’antiracisme n’est
pas simplement de l’affichage à la « United Colors of Benetton ». Se dire antiraciste et même le crier sur
les toits n’a jamais protégé quiconque d’avoir des préjugés, des comportements
ou des représentations racistes. S’il suffisait d’ailleurs d’afficher ses
intentions pour clore le débat, quasiment aucune accusation de racisme ne
tiendrait, tout le monde ou presque désormais, y compris au FN, portant en
bandoulière son antiracisme.
Cela étant, Brett
Bailey est probablement de bonne foi et cela doit certainement nous amener à
faire la différence entre lui et un sympathisant du FN. Sauf que personne n’a
envie de perdre son temps à rechercher dans sa tête les preuves de son racisme
ou de son antiracisme. Non, la seule question qui compte ici, c’est de savoir si Exhibit B, au-delà même de ce que
l’artiste a voulu faire et de ce qu’il en pense lui-même, contribue ou non à
véhiculer des représentations racistes.
Et nous sommes
un certain nombre à penser que
cette exposition qui se veut antiraciste est au final raciste. Et nous disons
cela sans oublier que certains acteurs noirs du spectacle, certains militants
antiracistes et même certains rares spectateurs noirs semblent considérer que
ce n’est pas le cas. Donc cela se discute probablement comme à peu près tout
d’ailleurs. Mais le fait que de nombreux militants noirs antiracistes se
mobilisent contre cette exposition, le fait qu’il y avait plus de 90% de manifestants
noirs devant le Théâtre Gérard Philippe plusieurs soirs de suite, le fait que
certains antiracistes blancs soient solidaires devrait au minimum interroger ceux qui récusent ces accusations,
eux qui prétendent être attentifs aux voix des discriminé-e-s.
Expliquer ce qui
est évident pour nous
Mais rentrons un
peu dans les détails puisqu’il faut prendre le temps d’expliquer ce qui m’a
sauté aux yeux dès le départ.
Brett Bailey,
comme le dit très justement « Mrs Roots », fait du corps noir une
performance, comme il en était question déjà à l’époque coloniale » [ix]
Comme un écho à la période de l’esclavage, Il fait commerce des corps noirs et
monnaye l’émotion de spectateurs majoritairement blancs. Pour lui, ces corps ne sont qu’un
prétexte à un exercice de « repentance » et d’ « autoflagellation »[x]
morbide qui enferme les Noirs dans le piège d’un antiracisme compassionnel et
paternaliste qui vise davantage à soulager la mauvaise conscience des blancs
qu’à aider à l’émancipation des Noirs. Et il fait disparaitre tout le reste. Il
ne dit rien explicitement sur l’identité des oppresseurs et sur la nature des
rapports sociaux qui produisent ce racisme alors qu’il expose dans des pays majoritairement
blancs où les racisé-e-s sont maintenu-e-s dans une position subalterne. Venant
redoubler les rapports sociaux racistes dans ces pays, Exhibit B maintient les acteurs
noirs dans une position passive, d’éternelles victimes. Immobiles, muets, dans
des positions humiliantes, les figurants noirs incapables de se libérer
eux-mêmes cherchent symboliquement à susciter la pitié et l’indignation chez les
spectateurs très majoritairement blancs pour qu’ils les libèrent.
On comprend facilement
que certains spectateurs blancs (heureusement pas tous !) aient ressenti
une profonde émotion à la vue de ce spectacle. Pour certains d’entre eux, incapables
de prendre du recul sur l’ambivalence du message, l’émotion remplace toute
réflexion critique, et ils se laissent griser par l’idée que le destin de ces
pauvres noirs dépends tout entier de leur générosité désintéressée.
Mais est-il si difficile
de comprendre que de nombreux noir-e-s à l’inverse peuvent se sentir humilié-e-s
et chosifié-e-s par une telle exposition et le manifestent bruyamment ? Ou
est-ce que l’empathie ressentie pour les acteurs noirs de l’installation n’est
valable que lorsque les racisé-e-s sont muet-tes et attaché-e-s et jouent
le rôle qu’on leur assigne ? Il est vrai que lorsque nous parlons et cherchons par
nous-mêmes les voies de notre émancipation, il peut nous arriver de contredire certains
antiracistes affichés. Et pour ceux qui ont l’habitude de se penser comme les marionnettistes
et les ventriloques de nos révoltes, c’est forcément insupportable.
Personne n’interdit
aux blancs de se mobiliser contre le racisme, au contraire même. D’ailleurs, il
y en avait manifestant devant le théâtre Gérard Phillipe, d’ailleurs il y en a
dans le collectif contre Exhibit B et parmi les signataires et personne n’a
contesté leur légitimité à s’engager aux côté des racisé-e-s. A
condition que ce soit justement aux côté de et pas à la place de, en cherchant
à nous dicter les conditions de notre émancipation quitte à nous faire taire comme
Brett Bailey le fait avec ses acteurs pour parler à notre place.
Pas d’immunité
artistique face aux révoltes antiracistes
Après il restera
toujours l’argument de la liberté artistique, me direz-vous. Mme Hidalgo et Mme
Fleur Pellerin, représentantes d’une gauche qui a renoncé à tous les combats
émancipateurs, au nom d’un faux pragmatisme néo-libérale et populiste ont
trouvé là semble-t-il une grande cause à défendre. Il faut les comprendre,
elles n’en n’ont plus tant que ça. Les expressions sont grandiloquentes,
l’émotion palpable. Il s’agit rien de moins que de sauver à la fois l’Art et la
République ainsi que probablement la civilisation toute entière face aux « censeurs » obscurantistes.
Oui, la liberté
artistique doit rester un principe à défendre en particulier face à ceux qui
ont le pouvoir de censurer ou de domestiquer l’art, à savoir les dirigeants
politiques et le pouvoir économique. Parce que l’art, comme le dit Henri
Lefebvre permet de « penser
l’impossible pour saisir tout le champ du possible ». Parce que la
créativité artistique permet d’ouvrir des brèches dans l’ordre du monde. Mais en
même temps, l’art n’est pas hors sol, l’artiste lui-même est aussi le produit
d’un contexte social et économique et ne peut donc prétendre à l’immunité
politique face aux critiques. L’œuvre d’art dialogue forcément avec le monde
qui l’entoure. Elle ne fait pas que dire, elle se nourrit du réel. Vouloir
faire de l’œuvre d’art un espace sacré, étanche au monde, c’est au final
l’empailler en tuant en elle l’essentiel, sa capacité à dialoguer avec le réel
et à émanciper celui qui crée et celui qui regarde. C’est pour cela que Brett
Bailey ne peut demander l’asile politique au sein du champ artistique face aux
critiques. Il expose dans des
lieux publics, dans des territoires qui ont une histoire. Quand la liberté de
l’artiste d’exposer se heurte comme ici à la mobilisation et à la colère
émancipatrice de discriminé-e-s et d’exploité-e-s, ceux qui justement n’ont pas
le pouvoir de censurer, on ne peut pas résoudre cette contradiction entre deux
principes au seul profit de la liberté d’exposer de Brett Bailey.
Surtout quand
cette liberté d’exposer passe par l’intervention de CRS casqués, bottés qui avec
la bénédiction de Mr Jean Bellorini, ont matraqué et gazé des manifestants
majoritairement noirs pour que des spectateurs majoritairement blancs puissent
aller voir le spectacle sans être dérangés. Cette violence physique et
symbolique insupportable qui reproduit les mécanismes d’exclusion et de
répression racistes à l’œuvre dans la société vient porter le coup de grâce à
Exhibit B en démasquant son antiracisme de pacotille et en rendant caduc tout
appel à respecter la liberté d’exposer de Brett Bailey.
Et cela d’autant
plus, quand dans le même temps, rien ou quasiment rien n’est fait pour qu’au
Théâtre Gérard Philippe au cœur du 93, comme dans d’autres établissements
culturels, les artistes non-blancs puissent eux-aussi exprimer leur
subjectivité sur leur propre histoire et sur leur propre expérience.
Rendez-vous est
désormais pris devant le « 104 » à Paris à partir du 7 décembre. Ce
sera probablement une occasion de plus de constater comme Eric Fassin que « deux
antiracismes s’affrontent aujourd’hui dans une incompréhension mutuelle »[xi].
Ce n’est pas une nouveauté. Mais ce que ne nous dit pas clairement Eric Fassin
ici, c’est comment et sur quelle base unifier l’antiracisme face à la montée
d’un racisme de plus en plus brutal. Disons-le clairement, ce ne sont pas les
manifestant-e-s contre Exhibit B qui divisent et l’unification nécessaire pour
faire reculer le racisme ne pourra pas se faire sur le dos des racisé-e-s.
Ce qui veut dire concrètement que si elle doit se faire, ce n’est pas à
l’intérieur du « 104 » avec comme décor les corps noirs immobiles et
muets mais dehors avec les manifestant-e-s noir-e-s agité-e-s et bruyant-e-s chantant
« dignité » et « respect » et exigeant la déprogrammation
d’Exhibit B.
Quant à Brett
Bailey, s’il veut vraiment déconstruire le racisme, qu’il se fasse figurant pour une fois, qu’il donne son
carnet d’adresse, ses entrées dans le monde de l’art à des artistes noir-e-s pour
qu’ils se fassent eux aussi un nom et qu’il « rentre dans la cage » à leur
place.
Laurent Sorel
[i] https://www.change.org/p/centre-104-th%C3%A9%C3%A2tre-g%C3%A9rard-philipe-d%C3%A9programmer-le-zoo-humain-exhibitb-contrexhibitb
[ii] http://blogs.rue89.nouvelobs.com/rues-dafriques/2014/11/22/brett-bailey-sur-exhibit-b-ce-travail-ne-parle-pas-des-noirs-mais-du-systeme-colonial-233831
[iii] http://www.theatregerardphilipe.com/cdn/exhibit-b-le-debat-oui-la-censure-non-exhibit-b
[iv] http://www.104.fr/programmation/evenement.html?evenement=358
[v] http://www.paris.fr/accueil/Portal.lut?page_id=1&document_type_id=7&document_i d=151123&portlet_id=24052
[vi] http://www.culturecommunication.gouv.fr/Presse/Communiques-de-presse/Reaction-de-Fleur-Pellerin-aux-attaques-dont-a-fait-l-objet-l-aeuvre-Exhibit-B-de-Brett-Bailey
[vii] http://www.ldh-france.org/exhibit-b-spectacle-pas-etre-interdit-annule/
[viii] http://www.liberation.fr/societe/2014/11/23/exhibit-b-l-interdit-racial-de-la-representation_1149135
[ix] http://mrsroots.wordpress.com/2014/10/14/boycotthumanzoo-i-le-racisme-sinvite-au-musee/
[x] http://www.liberation.fr/societe/2014/11/23/exhibit-b-l-interdit-racial-de-la-representation_1149135
[xi] http://blogs.mediapart.fr/blog/eric-fassin/291114/exhibit-b-representation-du-racisme-et-sous-representation-des-minorites-raciales
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